LE BALADIN

 

Il y a si longtemps que j’ai eu cent ans, je ne compte plus, je suis toujours là.

Il y a si longtemps que mes journées sont incolores et tristes dans ce lieu fait de rues sinueuses et poussiéreuses, débouchant toutes sur cette place pavée à l’ancienne.

Je vais passer cette journée comme toutes les autres, assis sur ce banc de pierre, fuyant ces habitats communautaires imposés, laissant mon esprit vagabonder vers un passé mis en suspend dans l’oubli, l’indifférence. Le souvenir des traces d’un monde n’existant plus et me laissant un goût d’amertume.

Nous étions en 2050, j’allais avoir 16 ans, mon chemin était tout tracé, comme mon père et mon grand-père avant lui, je voulais vivre et travailler au plus près des toros de combat, cette race bovine brave et noble, mais d’autres en avaient décidé autrement.

Aficionado depuis toujours dans les mêmes attentes que tous ceux qui étaient là dans les gradins, j’aimais me fondre dans cette masse interrogative et vibrante, me mêler à leurs exigences, me laisser transmettre l’émotion de l’ensemble du public, partager avec eux la gravité du moment, et le cérémonial des arènes.

Comment les évènements s’étaient orchestrés, je ne saurais le dire. Les choses avaient basculé vers l’irréversible, les rituels d’un peuple qui s’incarnaient dans la tradition et se transmettaient de génération en génération, peu à peu se sont délités, la magie s’est fragmentée. La corrida, jetée aux oubliettes, même le mot ne s’est plus prononcé.

Je ne suis peut-être pas un témoin objectif, comment aurais-je su éclaircir le pourquoi, je ne peux qu’exprimer toute la douloureuse vérité de cette époque.

 

Aujourd’hui c’est jour de marché, le lieu s’anime, les chalands s’installent peu à peu, étalant du mieux possible leurs rares denrées, venant déranger le nébuleux brouillard dont j’aime m’entourer pour mes pérégrinations mentales.

 Je lève les yeux, je distingue nettement dans la lumière, la silhouette d’un homme, jambes écartées, bien plantées dans le sol, vingt ans à peine, maigre, se tenant droit pour gagner quelques centimètres, effilé comme une lame. L’apparence désuète d’un danseur de tango argentin, tignasse noire, cheveux bouclés portés mi-long, un anneau à son oreille droite, yeux noirs comme zébrés de colère.

Il traîne avec lui, un petit gringalet, à peine sorti de l’enfance, portrait en miniature de celui qu’il accompagne. Il porte contre lui, avec difficulté, la tête d’un animal en papier mâché, une grosse face noire avec un mufle un peu allongé, deux gros yeux de verre et trois cornes sur le dessus du front dont la centrale est curieusement tronquée.

La scène est cocasse, je m’y attarde un instant.

Le plus âgé des deux s’arrête à ma hauteur, se découvre et fait la révérence.

- C’est quoi ta bête, petit ?

- Un Minautore, Monsieur

- Pourquoi cette couleur de capote, petit ?

- Vermillon, Monsieur, c’est le sang de la bête

Il pose son couvre-chef au sol, devant lui, pour une éventuelle offrande.

Sans empressement, il glisse, tourne avec aisance, alors le môme rentre en scène, feignant la charge, la cape bruisse, s’ouvre, s’envole, virevolte, il transmet un frémissement au tissu.

Son corps s’est arraché à lui-même pour s’élancer dans une valse avec la bête, pieds nus frappant le sol de ses talons, se cabre en une pose tout arquée de violence, la beauté mise à nu est révélée, terrible, sacrée, tantôt courbé, tantôt cambré, on perçoit l’extrême tension de ses muscles, chaque mouvement m’apporte sa révélation, il prend la pose, il ondoie, le regard démesuré, dignité, détermination.

Son drôle d’accoutrement, dans une fulgurance, se transforme à mes yeux en habit de lumière fait de soie brodée de paillettes, paré d’or. Pour la première fois de ma vie, je regarde cette place de l’extérieur, de loin comme si je ne lui appartenais plus, transporté dans un ailleurs lointain, assailli par un mélange de sons et de couleurs d’autrefois.

Des fantômes surgis du passé me chuchotent à l’oreille des noms fabuleux de toreros de légende Manolete, El Cordobes, Nimeno II, Jose Maria Manzanares, Enrique Ponce, Sébastien Castella, El Juli, tout se mêle, s’embrouille dans le désordre de ma mémoire.

Le soir, durant les veillées d’hiver, les adultes toléraient ma présence. J’avais acquis le droit d’assister à leurs conversations, dans le grand mas familial, à condition de rester invisible. Et c’est là, bien avant d’avoir été admis à fréquenter les arènes de Nîmes, mon père ayant décidé que je devrais attendre mes dix ans, que mon éducation taurine s’est faite.

Je ne me lassais jamais, et ces récits m’apprenaient beaucoup. J’avais un contact privilégié avec l’essentiel. J’écoutais, et à travers la parole, ils me transmettaient leur passion, me donnant un sentiment d’appartenance à ce petit monde. Je m’endormais, chevauchant des fauves puissants et indomptables aux muscles saillants et aux robes noires moirées.

L’amuseur de place publique multiplie les passes dans des enchainements suaves et rythmés. Puis comme s’il avait eu une révélation, avec lenteur et grâce, imprimant à sa cape un mouvement tournant, le buste de l’homme pivote en même temps dans le même sens, sur ses talons, d’un quart de tour. Soudain, il secoue la tête avec brusquerie, un geste rapide et sec, impatience ardeur, insolence, noblesse, prince de son royaume intérieur.

Tout ce que l’on s’était ingénié à maintenir caché aux yeux de ce monde, à retenir secret à leur conscience, venait là devant ce public, d’entrer en éruption.

Mon Dieu, mais il torée, il torée. Sait-il seulement ce qu’il mime, d’où cela lui vient-il ?

Dans la foule certains commencent à murmurer, l’amusement a fait place à l’émerveillement puis à la communion.

Olé ! d’abord un marmonnement, le cri a jailli par ce trou édenté qui me sert de bouche. L’enfant saltimbanque tourne la tête vers moi, son regard avide plonge dans le mien, me scrute, m’interroge, suscitant en moi une émotion étrange, particulière. Alors les badauds reprennent à pleine voix Olé ! Olé ! A ce mot inconnu d’eux, ils semblent trouver la plus délicate, la plus subtile des saveurs.

Les piécettes pleuvent.

D’un grand geste, moulinet élégant de sa toque de feutre noir, il me salue.

- Adieu, Monsieur

- Adieu, petit

Il y a de la douceur dans l’air, des larmes tremblent sur mes paupières, une joie sans mesure s’inscrit au fond de mon cœur. Je m’autorise à penser et si …et si envers et contre tout quelque chose pouvait faire trace pour traverser les siècles, de la mythologie jusqu’à nous, continuer à avoir un écho dans notre sensibilité et interroger l’humain éternellement.

 

 

                                                                                                         Suzanne COURANT von BUREN

 

 


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